lundi 26 décembre 2016

Et Maryse Choisy n'est autre qu'Alfred Jarry, parbleu !


Dans la seconde lettre de cet ouvrage des éditions du Fourneau, Christian Soulignac, en répondant à Noël Arnaud, livre une fabuleuse découverte :

Revenons un moment à Machard... et à Raymonde.
Vous en arrivez, fort justement, à la conclusion que la dame n'est, elle aussi, rien de plus qu'une émanation de Jarry et vous reprenez mon énumération des titres de sa fabrique. A la lecture de votre lettre sous ce nouvel éclairage, l'un des titres me sauta aux yeux : Un mois chez les cochons. Comment alors, femme pour femme, ne pas faire le rapprochement avec celle qui écrivit : Un mois chez les hommes, Un mois chez les filles, Un mois chez les députés, qui annonçait dans les à paraître du premier de ces titres, Un mois chez les bêtes et Mon amant Casanova.
Casanova, on y revient ! Cette femme écrivain, vous l'avez reconnue, bien sûr, il s'agit de Maryse Choisy. Et Maryse Choisy n'est autre que Jarry, parbleu ! Dès lors, beaucoup d'autres choses s'expliquent. Notamment le fait que Maryse Choisy ait pu passer un mois sur le Mont Athos (sujet de son Un mois chez les hommes) qui est strictement interdit à tout ce qui est du genre féminin. [...]

Noël Arnaud, Lettre à l'auteur de Alfred Jarry, biographie 1906-1962, pouvant servir à cette dernière de complément, éditions du Fourneau, collection « la Marguerite » (n° 9 bis), 1995, pp. 16-17.

mercredi 17 août 2016

François Truffaut, lecteur de Maryse Choisy



Dans le texte, que nous reproduisons ci-dessous, paru dans le magazine Arts en juin 1959, François Truffaut explique la genèse de son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups, en citant Maryse Choisy.


JE N'AI PAS ÉCRIT MA BIOGRAPHIE EN QUATRE CENTS COUPS

Contrairement à ce qui a été souvent publié dans la presse depuis le Festival de Cannes, Les 400 coups n'est pas un film autobiographique. On ne fait pas un film tout seul et si je n'avais voulu que mettre en images mon adolescence, je  n'aurais pas demandé à Marcel Moussy de venir collaborer au scénario et de rédiger les dialogues. Si le jeune Antoine Doinel ressemble parfois à l'adolescent turbulent que je fus, ses parents ne ressemblent absolument pas aux miens qui furent excellents mais beaucoup, par contre, aux familles qui s'affrontaient dans les émissions de TV « Si c'était vous ? » que Marcel Moussy écrivait pour Marcel Bluwal. Ce n'est pas seulement l'écrivain de télévision que j'admirais en Marcel Moussy, mais aussi le romancier de Sang chaud, qui est l'histoire d'un petit garçon algérien.
Dans son livre sur les problèmes sexuels de l'adolescence, Maryse Choisy raconte la curieuse expérience tentée par l'empereur Frédéric II. Il se demandait dans quelle langue s'exprimeraient des enfants qui n'auraient jamais entendu prononcer une parole. Serait-ce le latin, le grec, l'hébreu ? Il confia un certain nombre de nouveau-nés à des nourrices chargées de les nourrir et de les baigner ; il interdit rigoureusement qu'on leur parlât ou les caressât. Or tous les enfants moururent en bas âge : « Ils ne pouvaient pas vivre sans les encouragements, les mines et les attitudes amicales, sans les caresses de leurs nurses et de leurs nourrices ; c'est pourquoi on appelle magie nourricière les chansons que chante la femme en berçant l'enfant. »
C'est à l'expérience de l'empereur Frédéric que nous avons pensé en écrivant le scénario des 400 coups. Nous avons imaginé quel serait le comportement d'un enfant ayant survécu à un traitement identique, au seuil de sa treizième année, au bord de la révolte.
Antoine Doinel est le contraire d'un enfant maltraité : il n'est pas « traité » du tout. Sa mère ne l'appelle jamais par son prénom : « Mon petit, s'il te plaît, tu peux débarrasser la table » et pendant qu'il s'y emploie, son père parle de lui comme s'il n'était pas là : « Qu'est-ce qu'on va faire du gosse pendant les vacances ? ».
Enfant non désiré, Antoine à la maison ne « l'ouvre pas » ou presque, terrorisé par sa mère qu'il admire confusément ; il se rattrape dehors où il fanfaronne volontiers ; on peut supposer qu'il a un avis sur tout et que ses copains de classe le redoutent un peu puisqu'il se montre aussi persifleur et insolent qu'il est humble, sensible et sournois à la maison. La peur de sa mère l'a rendu un peu lâche avec elle, maladroitement servile, ce qui se retourne encore contre lui.
Son comportement lorsqu'il est seul est significatif : un mélange de bonnes et mauvaises actions ; il met du charbon dans le feu mais s'essuie les mains aux rideaux, prélève de l'argent sans doute volé de « sa planque » secrète, met le couvert, se sert des ustensiles de sa mère : l'appareil à recourber les cils. Il est déjà un perpétuel angoissé, puisqu'il ne sort d'une situation compliquée que pour retomber dans une autre. Enfermé dans un réseau de mensonges qui s'emboîtent, il vit dans la crainte et l'anxiété ; il est pris dans un engrenage stupide  et se ferait tuer plutôt que d'avouer quoi que ce soit. Qui a volé un œuf est obligé de voler un bœuf, Antoine Doinel est un enfant difficile. Et comme disait Marcel Moussy : « Si c'était vous. ».


Précisons cependant que le passage de Maryse Choisy que cite François Truffaut n'est pas tout à fait de Maryse Choisy : c'est une citation de Salimbene de Parme, moine franciscain du XIIIe siècle, à l'intérieur d'une citation du Prof. F. Hamburger, le tout traduit, certes, par Maryse Choisy.

Ce passage de Problèmes sexuels de l'adolescence (Aubier, éditions Montaigne, collection « L'Enfant et la Vie », 1954) où Maryse Choisy évoque cette expérience de l'empereur Frédéric II, est repris à son article « Insécurité, culpabilité, péché (Aimons-nous la liberté ?) », paru dans Psyché en août 1949. L'article était suivi d'un autre qui aurait pu intéresser François Truffaut : « Les parents sont-ils nécessaires ? », du Dr René A. Spitz.




mardi 9 août 2016

La main de Joseph Delteil (Portraits chirologiques, II)


Dessin de Rim, dans les Nouvelles Littéraires du 19 avril 1930


En avril 1925, Maryse Choisy fait le portrait chirologique de Joseph Delteil, qu'elle reprendra dans son Delteil tout nu.



LA MAIN DE JOSEPH DELTEIL

M. Delteil est un sentimental qui s'ignore et un romantique qui s'est trouvé. Mais il a également le souci constant d'être l'homme d'aujourd'hui et même de demain. D'où lutte perpétuelle entre les deux tendances. Le normal et l'artificiel, chez lui, se mélangent à doses égales. Original à tout prix, par tempérament, par habitude, par goût et par une sorte de religion personnelle. Il manie avec la même habileté le grand coup de brosse et le pinceau subtil.
Lune lui donne beaucoup d'imagination et une imagination souvent vicieuse, Jupiter une sorte de mysticisme à rebours et de l'ambition. Apollon lui confère le souci de l'art, le goût du jeu et du risque. Il est curieux comme un vieillard et jeune dans ses enthousiasmes comme un primitif.
Il est susceptible sans en avoir l'air, sceptique sans conviction, et, en amour, d'une jalousie cachée sous les dehors d'un cynisme qui s'affiche trop pour être sincère. Sous les habits de la génération très moderne il porte la cape romantique. Une intelligence très souple, très adaptable, ainsi que le témoigne sa ligne de tête, la plus remarquable à ma connaissance. Sa volonté est toute puissante. Elle va jusqu'à l'obstination, jusqu'à la diplomatie. C'est en cédant quelquefois qu'il domine.
Il désire et redoute en même temps la passion. Ses colères ont la durée d'un feu de paille. Mais ses sympathies et ses antipathies sont tenaces. Il est capable d'un beau geste désintéressé au moment où l'on s'y attend le moins.
Sa sensibilité est des plus compliquées et des plus changeantes. Subtile et violente tour à tour, tendre et cynique, indulgente avec une pointe de sadisme.
Mais son trait dominant est le goût de la profanation. En vérité, M. Delteil est un iconoclaste, mais avec tant de bonne grâce...


Il convient, pour le meilleur effet, de mettre ce portrait en regard de l'article de Joseph Delteil paru dans les Nouvelles Littéraires du 2 juillet 1927, au moment de la parution de La Chirologie :



LE MYSTÈRE DES MAINS

Autant que j'aie bonne mémoire (mais je l'ai mauvaise), j'eus le plaisir de faire la connaissance de Maryse Choisy à l'auberge Saint-Pierre à Dampierre. J'étais en train d'écrire je ne sais plus quoi, dans la propre chambre, s'il vous plaît (si j'arrange un peu les choses, ne m'en veuillez pas, c'est mon génie, et je m'y tiens) où Alphonse Daudet écrivit Sapho. (Je signale en passant la chambre Daudet-Delteil aux amateurs de points de vue).
Enfin Maryse vint... Je dis enfin, parce qu'enfin, vers la fin d'un livre, on ne sait plus trop où l'on en est, les arbres vous empêchent de voir la forêt, et qu'en somme on est tout à fait mûr pour bien accueillir un chiromancien.
Ce chiromancien en l'espèce fut une chirologienne. Oh ! ne me demandez pas des précisions sur la différence qu'il y a (sans doute) entre la chirologie et la chiromancie. La seule vue que j'en aie, est que les chiromanciens doivent être des vieillards barbus, et les chirologiennes de jeunes jolies femmes.
Si vous voulez en savoir davantage, lisez ce gros livre de 400 pages, avec dessins à la clé, intitulé : Traité de Chirologie !
J'entends que vous me demandez si je l'ai lu... Peut-être. En tout cas j'y crois, et de tout mon cœur. J'ai la foi, celle du charbonnier, qui est la meilleure, et peut-être la seule.
Qu'est-ce que connaître en ce monde ? Et qu'est-ce que croire ? Je me demande parfois si le jaguar prêt à bondir, et qui sent en lui tous ses muscles, tous ses nerfs un à un en place et à point, n'en sait pas davantage sur l'anatomie féline qu'un vieux professeur du Muséum ?
La nature nous dépasse, nous surpasse, nous embrase, la nature et son fils le mystère. Le comble de la sagesse, ce serait d'être filial, c'est-à-dire obéissant, et croyant. Allons, faisons joujou avec les phénomènes. Les phénomènes, c'est la figure du ciel, c'est l'influence de la lune, ce sont les recettes de bonne femme, c'est le rebouteux et c'est le sorcier. C'est le sens de mon écriture, ce sont les lignes de ma main.
C'est le charme des vieux almanachs (ou des almanachs à la vieille mode) de nous dire à quel âge il faut couper le bois, quel jour tuer le cochon, et à quel moment précis des cérémonies du Jeudi Saint (le moment, je crois, où le prêtre s'agenouille trois fois) il faut remuer dans sa poche avec un peu de terre les graines qu'on ira semer en hâte sitôt la messe dite, en récitant un Ave Maria en latin et deux Je vous salue Marie...
On ne peut pas faire un pas sans qu'une coïncidence vous tombe sur le nez. Coïncidence, c'est le nom savant du mystère. Ces jours-ci, nous étions en train de causer de ces choses, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Montherlant et moi. On en vint à se demander la date de notre naissance. Et nous nous aperçumes, avec quelque hallucination, que nous sommes tous les trois nés le même jour... Coïncidence ?
En somme, il n'est ici-bas qu'empirisme. Les formules de la chimie, la loi de la gravitation universelle : constatations, c'est-à-dire empirisme. Constater, comme le singe, comme le chien : voilà tout le rôle de l'homme. Et je songe avec pitié à ces demi-savants, à ces quart-de-savants qui se moquent d'un paysan, s'il opine que les hirondelles, lorsqu'elles volent bas, présagent la pluie. Eh ! qu'importe que l'hirondelle marque la pluie de son propre mouvement, ou parce qu'avant l'orage les insectes descendent à ras de sol, si elle la marque ? Dans la série de l'explication, paysan et savant sont tous les deux au bas de l'échelle (à un échelon près, si cela vous amuse ; mais comme l'échelle est infinie, un échelon de plus ou de moins... Voulez-vous un bon point ?)
A droite, à gauche, tout est mystère, et le peu que nous sachions, c'est une fausse alerte. Allez-y, mes agneaux ; demain vous attend la gueule ouverte. Notre cervelle est enfermée dans un sac de caoutchouc. En vain, à coups de poing, à coups de pied, essaye-t-elle d'ouvrir un passage. Mais l'espace est élastique, tout toujours se referme. Tout est rond, on fait le tour et on recommence. Tout coule ? Non, pas même. Tout tourne, et tout tourne sur place. Si nos passions, notre injustice, notre malice n'y jetaient quelque beau désordre, quel cercle clos que la vie ! A peine çà et là, dans le bec d'un oiseau ou dans l’œil d'un mage, apercevons-nous un fil du tissu, mais le tissu de toutes parts nous enveloppe sans couture. A peine trouvons-nous par hasard, qu'un dieu dans ses jeux oublia sur l'herbe, quelqu'une des clefs des phénomènes ; hélas ! elle n'ouvre qu'un cul-de-sac. Parfois, l'espace d'un éclair, nous avons la vision de quelque loi unique s'étendant en forme d'ailes sur l'ensemble de la création ; le lendemain, ce n'est qu'un brin de paille dans notre télescope. Ah ! l'un des sommets de la pensée, c'est encore cette vieille toupie de Pénélope. Tout le travail, tout le génie de l'homme ne sont-ils pas destinés à se perdre dans le pur mouvement de l'escarpolette, de quelque escarpolette sans attache et sans fin, se balançant muette au-dessus de l'abîme, entre la Matière et l'Esprit ?....

Dessin de Ralph Soupault, dans Comoedia du 19 juillet 1931


lundi 8 août 2016

Portraits chirologiques, I

C'est d'abord comme chiromancienne que Maryse Choisy se fait connaître. Elle a été initiée à la chiromancie pendant son premier séjour en Inde, en 1924. En septembre 1925, son premier article paraît dans le Mercure de France et il est consacré à cette science : « Les données psychologiques de la main ». Au même moment, on lui confie, à l'Intransigeant, une rubrique intitulée « Ce que disent leurs mains » et dans laquelle il s'agit de faire le portrait chirologique de personnalités (littéraires, politiques, sportives, etc.). Elle tient cette rubrique jusqu'en 1927, date à laquelle elle publie son étude très sérieuse et remarquée,  La Chirologie.
Voici une première sélection de ces portraits chirologiques de Maryse Choisy dans l'Intransigeant :
 :



(29-09-1925)
RACHILDE

Mme Rachilde est une lunarienne pure, voire une lunarienne exagérée, avec tout ce que la lunarienne comporte d'imagination riche, fastueuse, exubérante et même — avouons-le — imagination un peu vicieuse, ainsi que l'indique le caractéristique point rouge qu'elle porte sur le mont de Lune.
Cependant, si l'on en juge par le pouce indiquant une volonté harmonieuse et logique, encore que passionnelle et quelquefois obstinée, la ligne de tête droite et les doigts aux tendances carrées, intellectuellement Mme Rachilde est faite toute de loyauté, de principes sévères et d'équilibre parfait.
De cette contradiction entre entre une imagination vicieuse et un bon sens bourgeois résulte une lutte continuelle qui se résout, d'une part dans l'écrivain d'envols et d'images que nous connaissons et, d'autre part, dans la femme irréprochable et exquise que ses intimes apprécient.
Un autre trait dominant de cette main est l'esprit d'indépendance qui doit se manifester à tout prix, toujours, malgré et contre tous et qui brise tous les obstacles avec la violence effrénée d'un pur sang emporté. (On note sur l'empreinte l'écartement démesuré des doigts qui est typique de l'indépendance absolue.)
Ajoutons à cela une grande bonté révélée par la ligne de cœur branchue, des enthousiasmes sans cesse renouvelés, une activité cérébrale intense, une conception très masculine dans maint domaine, un grand amour de la lecture (et ceci est très rare dans les mains des gens de lettres), un besoin de solitude et de contemplation, une prédilection pour l'instinct et la ligne directe plutôt que pour les détours et les erreurs de l'intelligence, et c'est là tout Rachilde.



(12-07-1926)
CLAUDE FARRERE

J'imagine volontiers que feu César Borgia dut avoir une main comme celle qui me frappa chez M. Claude Farrère. Très racée, cette main grande, spatulée, aux doigts longs, maigres et nerveux de Maharadja qui indiquent un certain dilettantisme de la sensation. Le souci apollonien qui s'y lit du geste en beauté et de l'art dans les moindres manifestations sociales ou intimes, son goût nietzschéen de la vie dangereuse, son éclectisme esthétique appartiennent en effet à l'époque de la Renaissance.
M. Claude Farrère est gouverné par la combinaison astrale de Soleil et de Mars, contradictoire par définition. C'est la main non point du soldat, mais du guerrier médiéval qui risque sa vie pour un sourire et même pour moins. Un courage à toute épreuve, le goût du jeu et du péril, beaucoup de dignité et un orgueil jupitérien sans ombre de vanité. La plaine de Mars raconte un self-control peu commun, grâce auquel il peut boire sans s'enivrer et se livrer à des excès tout en sachant s'arrêter à l'heure propice. Le pouce cependant laisse transparaître une hésitation intellectuelle entre deux chemins à prendre. Sa volonté qui serait forte pour une main normale, n'est peut-être pas suffisante pour cette main fastueuse où tant de talents s'entre-croisent et tant de passions s'entrechoquent.
La ligne de cœur, très riche, indique la sensibilité des violents, c'est-à-dire à son état normal très douce et plutôt tendre, mais capable, lorsqu'elle est blessée, de violences. La ligne de tête dédoublée, souple, longue, subtile, lui confère la faculté de changer de personnage.
Une prodigalité seigneuriale s'exerce non seulement dans le domaine de l'argent, mais aussi dans celui du temps, de l'esprit, de la vie même. Le tempérament est assez riche pour y suffire. M. Claude Farrère aime à vivre un siècle dans chaque minute. Ce qui semble aux oreilles du vulgaire un vacarme épouvantable, devient pour lui, tamisé à travers son goût créateur, un concert délicieux. Il doit se donner à lui-même de belles fêtes d'imagination et d'action.



(20-07-1926)
MARCELLE TINAYRE

Petite main essentiellement féminine que celle de Mme Marcelle Tinayre, avec tout ce que l' « éternel féminin » comporte de force calme dans la pleine conscience d'elle-même.
Une susceptibilité qui a sa pudeur et qui se maîtrise. Une volonté violente et diplomatique à la fois qui sait triompher en cédant et qui connaît les secrets de l'auto-suggestion.
Une sensibilité réservée et fière. Un conflit entre l'intelligence et l'intuition, d'où cette dernière sort souvent victorieuse. Une indépendance si grande qu'elle ne s'abaissera pas plus à choquer les préjugés qu'à les respecter, également indifférente aux éloges et aux blâmes de ceux qui ne sont pas ses amis ou ses intimes. Une modestie à laquelle la publicité est antipathique et qui est très consciencieuse — trop consciencieuse peut-être — dans le travail qu'elle entreprend. Une nature affectueuse, aimante. Un besoin de se dépenser, de se dévouer. La superbe volupté de s'humilier en même temps qu'un bel orgueil. Le sens de l'ordre mais la haine des détails. Un rare talent de compréhension sentimentale et spirituelle. L'amour du foyer. Une bonté sans ostentation. Une indulgence infinie.
Tels sont les traits caractéristiques de cette main, où Vénus est surtout maternelle, tendre et propice ; que Lune asservit presque entièrement à la vie contemplative et qu'Apollon égaie d'un optimisme esthétique. Avec les doigts coniques mi-lisses, mi-noueux, cela forme un curieux mélange d'idéalisme extrême et de bon sens pratique. Mme Marcelle Tinayre possède en plus (ainsi que l'indiquent ses lignes de tête et de cœur et ses rayures sur le Mont de Lune) la merveilleuse faculté d'échapper aux réalités, et de se créer sa propre vie secrète et riche qui n'est pas de ce monde.



(17-08-1926)
GEORGES COURTELINE

Main noueuse et essentiellement philosophique gouvernée par Mercure, Soleil et Lune, telle est la main de M. Georges Courteline. C'est un intellectuel à sensibilité très subtile, très nerveuse, très impressionnable. D'où conflit perpétuel entre l'intelligence souple ainsi que l'indique la ligne de tête fourchue et l'intuition sentimentale. Comme chez presque tous les humoristes, le Mont de Saturne est rayé et trahit un profond pessimisme intime. Rien n'est plus mélancolique que la gaieté de M. Courteline, si ce n'est la gaieté d'un autre homme d'esprit.
Les colères sont rares et sérieuses, les sympathies et les antipathies fort prononcées. Les doigts noueux disent l'esprit critique, l'analyse minutieuse, l'observation impitoyable, l'ordre et la méthode. L'imagination cependant est synthétique et se plaît à construire. Elle sait styliser le « type » dans la multiplicité informe des événements qui passent. L'auriculaire est très sensible au sens du ridicule et des proportions. Le pouce témoigne d'une volonté puissante, diplomatique, persévérante et d'une force consciente d'elle-même.
Nulle trace de vanité. Un orgueil réservé. Une timidité maîtrisée. Beaucoup de fantaisie sous une dignité extérieure. Une bonté immense et une prodigalité générale.
La première éducation est sévère. Néanmoins les opinions de M. Courteline évoluent et se recréent sans cesse, ce qui lui donne une jeunesse d'esprit éternelle. Rien de figé, d'arrêté, de sectaire dans cette main pleine de compréhension. La ligne de destinée prouve que la gloire de M. Courteline n'est due ni à la chance ni au hasard mais à son propre travail. On lit aussi chez lui du mysticisme. Un mysticisme large et un peu spécial, qui lui confère une religion très personnelle.



(17-10-1926)
MME DE NOAILLES

Notre collaboratrice Mme Maryse Choisy nous a donné un portrait de la main de Mme de Noailles.
Mme la comtesse de Noailles, à ce sujet, a bien voulu nous dire comment elle jugeait elle-même la perspicacité de notre collaboratrice.
Voici le portrait, suivi de sa critique :

Le trait caractéristique de cette petite main à grands projets marquée par l'ardeur de Vénus et l'ambition de Jupiter, est une vitalité inépuisable, un désir de boire à fortes lampées toute la vie. Elle « passionnalise » tout ce qu'elle voit. Au contact de Mme de Noailles, mêmes les mathématiques deviendraient passionnelles.
L'imagination est riche et se plaît dans la complication. La ligne de cœur est tourmentée et indique une sensibilité subtile, complexe, très exigeante dans ses affections, inquiète et orgueilleuse. Les ongles, à tendances triangulaires, trahissent une susceptibilité élégante.
L'angle du pouce dit le sens du rythme. Les sympathies et les antipathies sont fortes. La prodigalité embrasse une forme un peu spéciale. La volonté est diplomatique et galopante en même temps (bien que ces deux qualités semblent au premier abord s'exclure). Très féminine dans ses manifestations.
Le mont de Vénus révèle l'amour de la forme, la joie de vivre, une compréhension dionysiaque de l'existence, du bonheur et de la gaieté. L'insouciance est voulue.
Sous une simplicité extérieure, beaucoup de fantaisie et de complications.
Maryse Choisy

Et voici la spirituelle réponse de Mme la comtesse de Noailles :

Cher monsieur, si Mlle Choisy voulait ajouter à ce document qui révèle sa science très sûre et sa grande intuition la remarque indubitable, et dont je suis malheureusement bon juge, que les êtres qui ont une conception violente du bonheur l'ont aussi de la douleur, et que l'excès du caractère peut et doit s'établir dans la tristesse comme dans la joie, je ne verrais rien à reprendre dans cette page qui me frappe par sa justesse et sa divination savante. Je vous prie de croire, cher monsieur, à tous mes sentiments de sincère sympathie.
Comtesse de Noailles



samedi 12 mars 2016

Maryse Choisy, par Lucienne Delforge, et réciproquement



Voici un autre témoignage sur Maryse Choisy, dans un livre justement titré Témoignages (éditions de L’Élan, 1950).
Si l'auteur était à l'époque une célébrité internationale, elle est aujourd'hui fortement oubliée, si ce n'est par les historiens de la Collaboration et les biographes de Louis-Ferdinand Céline...
Lucienne Delforge (1909-1987) fut non seulement pianiste (élève de Vincent d'Indy), donnant en quelques années plus de quatre cents récitals à travers le monde, mais aussi conférencière et journaliste, écrivant des centaines d'articles de musique, de littérature et d'art. Elle fut aussi une grande sportive : nageuse, escrimeuse, alpiniste, capitaine de basket-ball... Notons enfin qu'elle fit des études de médecine où elle obtint quatre diplômes (chimie, physique, biologie et bactériologie).
Durant un an, en 1935-1936, elle est la maîtresse de Louis-Ferdinand Céline. Il existe quelques lettres, particulièrement émouvantes, de ce dernier à la jeune pianiste, dans lesquelles Céline l'appelle « petite fée du cristal des airs » (voir Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009 et Lettres à des amies, in Cahiers Céline n°5, Gallimard, 1979).

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle collabore à la presse vichyssoise, donne quelques concerts à la Deutsches Haus, participe à la propagande, notamment  par des conférences, par exemple celle sur « Wagner et la France », le 21 mai 1943, sous l'égide de la Société d'études germaniques... Elle rédige même pour le maréchal Pétain un rapport sur la place de la musique française dans l'Europe nouvelle.
A la Libération, Lucienne doit s'exiler au château de Sigmaringen, où elle retrouve Louis-Ferdinand. Elle y donne quelques concerts. A l'un d'eux, Lucien Rebatet fait scandale, en déclarant que Lucienne Delforge est une « pianiste musclée » qui « écrase dièses et bémols d'une poigne de boxeur ».
Autre anecdote : toujours aussi sportive, Lucienne aurait voulu entraîner, dans l'une de ses excursions en montagne, Lucette, la femme de Louis-Ferdinand, mais celui-ci ne l'aurait pas autorisée, craignant de voir sa femme précipitée dans un ravin par son ancienne maîtresse, qu'il croit jalouse...
Elle échappe à l'épuration, et Céline le signale, à sa manière, dans une lettre à Albert Paraz le 9 novembre 1948 : « Lucienne Delforge la pianiste, ô combien vendue ! et enculée — et donneuse se porte au mieux à Paris »...

Avant de découvrir le portrait de Maryse par Lucienne, lisons celui que Maryse fit de la pianiste dans Le Matin du 30 mai 1941 :

Du mysticisme dans les yeux, du sport plein les muscles, telle est la jeune pianiste de 26 ans qui symbolise le mieux la Française 1941.
Naturellement elle est née à Paris, synthèse de tous les terroirs. Lucienne Delforge est ainsi la synthèse de tous les types de femme que nous admirons. Mère de famille, quatre diplômes de médecine, capitaine de l'équipe mixte de basket-ball du Tennis-Club de France, championne de cross-country et d'auto, alpiniste, voyageuse et du style dans l'écriture. Et j'ai certainement oublié encore quelque violon d'Ingres.
Cette pianiste de classe internationale a fait le tour du monde. Ses concerts remportèrent un vif succès à Amsterdam, Budapest, Copenhague, Genève, Helsinki, Londres, Milan, New-York, Montréal, Oslo, Stockholm, Vienne.
Il ne reste plus à Paris que de la découvrir à son tour. Elle n'a donné dans son propre pays qu'un seul récital il y a deux ans, jour pour jour.
Nous la réentendrons avec joie ce soir salle Gaveau. Car l'universalité des dons sert surtout à donner plus de profondeur à son propre talent spécialisé. Sa grande culture, son mysticisme, la maîtrise qui vient du sport, donnent un sens plus humain et plus surhumain au jeu d'une technique si sûre de Lucienne Delforge.


Et voici enfin les pages (87-92) de Témoignages que Lucette consacre à Maryse :


 MARYSE CHOISY


   Le hasard, ou le destin, ou la Providence m'ont toujours favorisée, en me permettant de rencontrer, sur ma route, des individualités vraiment hors du commun, de celles qui laissent, dans la mémoire et dans le cœur, des traces profondes, de durables empreintes.
   Mais, en pensant à Maryse Choisy, je constate qu'à une ou deux exceptions près, je n'ai pas rencontré de femmes dont le comportement moral, intellectuel ou social, épisodique ou habituel, ait le même aspect inattendu, la même valeur d'enseignement, la même rigueur d’expérience humaine, le même appareil de moyens évidents, la même puissance de suggestion et d’impression. C’est, sans doute, que les femmes, plus dociles, plus diplomates devant les nécessités de l’existence, plus souples et plus malléables, plus directement reliées à la réalité immédiate ou, simplement, plus raisonnables et raisonnées, savent  mieux plier et se plier, tiennent davantage du roseau que du chêne et, plastiques avant tout, épousent plus exactement les contours de la vie, se colorent plus facilement de la couleur du temps. En un mot, qu’elles sont plus quotidiennes, au sens que prêtait à ce mot Jules Laforgue. Leurs armes, pour lutter dans le courant violent des jours, sont enveloppées, camouflées, déguisées, peintes en trompe-l'œil. Elles n'en sont, à mon sens, que plus solides et plus sûres que celles des hommes. Mais elles ne font pas éclater les cadres sous leurs coups. C’est plutôt un travail de sape intelligent et instinctif, continu et fluent, lent et pénétrant, alors que les hommes, incapables de longue patience contre eux-mêmes et les autres, se dressent, se cabrent et s’affirment par une impérieuse loi d’orgueil inné.
   Cependant, de ces deux exceptions que j'ai dites, Maryse Choisy est la première et la plus nettement dessinée. J’ai commencé par ne connaître d’elle que sa réputation. Elle était assez surprenante. Elle s’exprimait, en effet, sans ambages. Ou tout bien, ou tout mal. Elle était pire, ou meilleure qu'une autre. Je n'avais encore rien lu qu'elle ait signé que, déjà, elle m'apparaissait telle que je la connaîtrais.
   Il est utile de noter que la première œuvre de Maryse Choisy où je l’ai découverte littérairement, ce fut dans une vieille collection du Merle, où je fis connaissance, naguère, de la littérature contemporaine. Dans cet extraordinaire périodique, qui manque aujourd'hui à notre plaisir, Maryse Choisy a publié une série d' « interviews imaginaires », qui précédaient celles d’André Gide et qui, je crois bien, n’ont jamais été réunies en volume. C’était une promenade nocturne au milieu des livres et des hommes et, comme Maryse a toujours eu le sens le plus aigu de l'actualité des titres, elle avait orné ces fausses confidences d’un titre essentiellement « accrocheur ». Cela, si je ne me trompe, rappelant les immortelles Une heure avec… de Frédéric Lefèvre, s’intitulait : L'heure avec... Et je n'ai oublié ni celle avec Jean Cocteau, ni celle avec Montherlant, ni celle avec Valéry. En deux cents lignes, Maryse analysait les premiers d'aujourd'hui et quelques autres, les mettait à nu, révélant leurs tics, leurs tares, leurs manies et leurs vertus avec une  magnifique impudeur. C'était, déjà, de la psychanalyse et, encore, de la philosophie. Si l’on publiait ces études aujourd’hui, on en comprendrait toute l’exactitude et toute la valeur démonstrative.
   Puis, comme tout le monde, j'ai lu ses livres à succès de scandale ou de vente et l'un va rarement sans l’autre. Je laisse d'en parler à de plus qualifiés qu'une musicienne.
   Ensuite, ce fut son écriture. L'écriture de Maryse est vraiment caractéristique. Elle s’apparente à celle de Pierre Louÿs. L’une et l’autre ont cet aspect fleuri, ces contours dessinés, où dominent les lys. Elles sont infiniment gracieuses, parcourues d'air, ouvertes à tous les souffles de l'inspiration, arrondies par la joie. D'une élégance raffinée, hautes et larges, uniquement déliées, elles sont voluptueuses et fraîches. Écritures d’artistes et d’artistes profonds, qui vivent et ne vivent que pour les nécessités de l’art. Mais la plus féminine est celle de Pierre Louÿs. Car l'écriture de Maryse est moins appliquée, plus rapide, plus élancée, plus forte. Elle a des emportements et des colères, des expressions viriles, des lignes plus vives, plus nettes, plus dures. Elle griffe le papier plus qu’elle ne le caresse. Elle dévore la page blanche et ne laisse rien au hasard, pas plus qu’à l’inutilité. Elle attaque et possède cette virginité que sa blancheur défend. Elle s'affirme, s'impose, éclate et ne retombe pas. Elle a l'éloquence et, parfois, la grandiloquence. Elle monte sans effort et marque comme un sceau. C'est une écriture d'homme aux instincts de femme. Mais, surtout, elle est traversée d’un immense, d’un intense et irrésistible besoin de lumière. Elle est, tout entière, Maryse.
   Enfin, j’ai fait la connaissance de Maryse Choisy. Et je puis dire que, la sachant déjà comme je le savais, je n’ai pas été déçue. Avec ses cheveux trompeurs, ses yeux d'odalisque, sa voix presque de petite fille ou plutôt d’adolescente en proie à la femme, avec cet art qu’elle a de dire son amitié, son affection, sa tendresse, avec cette apparence de fragilité précieuse qui l’eût fait accepter à l'Hôtel de Rambouillet, avec sa délicatesse nuancée, son sourire séduisant et son besoin d’enthousiasme, Maryse n’est pas une énigme, mais un questionnaire.
   Individualiste irréductible et toute emplie d’un vœu d'altruisme, les êtres qui l'approchent et l'entourent sont ses victimes heureuses. Elle ressemble à un scalpel qui serait un éventail.
   Femme de lettres, elle connaît, de son métier, les nécessités, les lois, les disciplines et n'en néglige aucune. Artisan, ouvrier de l'écriture et de l'imprimé, elle n'abdique rien de ses obligations professionnelles. Elle mène sa carrière avec une rigueur et une science, avec une continuité dans l'effort qui tiennent de la fourmi et du rouleau compresseur. Elle se glisse, sinueuse, presque trop modeste, presque trop inaperçue, puis s'impose, s'affirme et prend toute la place. Elle convainc par la grâce, conquiert par la force et domine par la volonté. C'est un admirable spectacle.
   Journaliste, chroniqueur, essayiste, romancière, directrice de revues, animatrice d'individus ou de groupes, toujours en avance d'une idée et à l'avant des idées, ardente, impétueuse, violente au fond d'elle-même, lisse et suave à l'extérieur, avec un prodigieux besoin de sympathie et une indifférence superlative malgré tout, un détachement de toutes contingences et un attachement véhément à toutes les réalités, Maryse Choisy est une femme comme je n'en connais point d'autre.
   Je ne parlerai pas du poète, car ses poèmes parlent pour elle. Mais il faut que je dise ce qui fait sa grandeur.
   Bourrée de réactions féminines et les plus aiguës, les plus acerbes, les plus dures, son cerveau d'homme la guide, la conduit, la dirige et l'affirme. En proie sans cesse aux complexités d'un tempérament double, elle a les pieds dans la terre et la tête au ciel. Elle semble vaporeuse, éthérée, sans consistance, mais elle est charnelle, réaliste, matérielle, efficace. Elle a parcouru un cycle très déterminé. Elle a connu, successivement, les hommes, puis l'homme, puis l'âme, puis Dieu. Elle est allée de tous les signes moins à tous les signes plus. Elle a parcouru toutes les routes où sa dualité l'entraînait. Elle a violenté son corps et son âme. Elle s'est arrêtée à tous les havres et les a tous quittés, pour atteindre au seul qui vaille et demeure intact. Cerveau philosophique et lyrique, tête bien faite, elle a suivi tous les chemins de la connaissance humaine et ne les a abandonnés qu'au seuil de la Connaissance divine. Elle est morte vingt fois et vingt fois ressuscitée.
   Et, pour mieux connaître, plus exactement, plus intimement, plus totalement une seule chose, la seule chose qui importe, elle a tout connu. Avide de toutes les lumières elle a atteint la Lumière. Curieuse de toutes les grâces, elle a reçu la Grâce. Elle a combattu jusqu'à la victoire d'elle-même sur elle-même. Elle a triomphé. Elle a gagné sa vie.
   Et cette irrésistible soif de clarté, qui s'exprime dans toute son œuvre par ses idées comme par son style, l'a plongée dans la lumière, la seule Lumière.
 


jeudi 10 mars 2016

« Féminité et psychologie », 1954



Voici l'article que Maryse Choisy proposa pour l'ouvrage collectif Conscience de la féminité, paru en juin 1954.
Remarquons qu'il reprend plusieurs passages de son livre Le Scandale de l'amour, paru en février de la même année (notamment tout le chapitre VII, « Le mythe des âmes sœurs ou des rapports homme-femme »). Ces passages sont eux-mêmes issus de son article « Phallocratie » paru dans sa revue Psyché n°32, juin 1949 (pp.450-490).

FÉMINITÉ ET PSYCHOLOGIE

   Dès que nous tentons d'isoler méthodiquement le phénomène de la féminité, un paradoxe nous guette. Le monde composé d'hommes et de femmes, vit d'après une norme masculine.
   Il est faux de parler à l'heure actuelle des grands succès de la femme sous prétexte qu'elle vote. Au contraire, nous évoluons sans doute dans le siècle le plus masculin connu jusqu'à ce jour, puisque l'impérialisme masculin a envahi la pensée des femmes elles-mêmes. Si une femme pense, elle pense « viril », parce qu'avant qu'elle eût commencé à se mêler aux activités intellectuelles, l'homme avait déjà établi le moule où devait se structurer toute idée. Sorti triomphant des guerres de la Renaissance, sûr de sa force, il s'estimait infaillible, — et il l'était peut-être dans certains domaines limités.
   De même que les armées victorieuses de Louis XIV portèrent partout Racine et Molière (indépendamment de leur valeur littéraire), ainsi l'homme, profiteur de la vitesse acquise dans la violence, mais aussi de l'amour, qui dans la mesure où il était plus passionné chez la femme, la soumettait davantage, l'homme imposa un monde de métal, de technique, d'abstraction et de logique à dimension unique. Même la définition de la féminité est une définition masculine. Ainsi pourrait-on soutenir que plus une femme se croit femme selon les normes traditionnelles et moins elle l'est.
   Dans ce vingtième siècle qui a vu Einstein s'installer avec la relativité dans les sciences dites exactes, Freud accorder une primauté à l'irrationnel dans le psychique, Louis de Broglie après avoir travaillé pendant vingt ans sur les hypothèses de Bohr et d'Heysenberg se demander soudain si les physiciens modernes n'avaient pas fait fausse route, toutes les valeurs sont repensées. Et alors on s'aperçoit que la définition de la féminité nous glisse entre les doigts.
   La psychologie a souvent appuyé ses observations sur la biologie, l'anatomie et la physiologie. Mais si je me tourne vers les animaux, j'observe qu'être femme, en dehors des heures d'amour et de maternité n'a aucun sens. La tigresse attaque avec la même verve griffue que le tigre. Aux moments neutres où elle ne dégage aucune odeur intéressante, le mâle n'hésite pas à se battre avec elle. Alverdes, qui a beaucoup étudié les anthropoïdes, mentionne que dans certaines collectivités de gorilles, le rôle de chef est parfois tenu par une guenon.
   Pour peu que nous nous adressions à l'endocrinologie, la distinction masculin-féminin se hérisse de nouveaux problèmes et nous sommes obligés de réviser nos conceptions sur la fixité des traits sexuels. L'excès d'hormones du même sexe provoque quelquefois l'apparition des caractères du sexe opposé. Si on injecte un extrait de folliculine à un mâle, on devrait s'attendre à une diminution de ses qualités viriles. Mais souvent le comportement masculin au contraire s'accentue en même temps qu'apparaissent des éléments féminins. En général l'excès d'hormones tend à produire la bisexualité. Le déclenchement dans un sens ou dans l'autre dépend de l'objet extérieur.
   Et alors nous nous apercevons que la conduite est dès le début influencée par le milieu. On s'est demandé s'il existait vraiment des impératifs biologiques sûrs dans ce domaine, quel droit Freud, par exemple, avait à prétendre que l'anatomie fût le destin, et si ce qu'on avait pris jusqu'ici pour des critères physiologiques n'étaient pas des interprétations culturelles brodées sur quelques phénomènes organiques, du reste mal connus encore.
   Aux États-Unis, l'école dite « culturaliste », donne la primauté à la culture sur la nature. Margaret Mead qui a étudié trois sociétés primitives avec tout l'impressionnant appareil statistique des anthropologues américains, estime que les attitudes et les croyances qui plongent leurs racines dans l'inconscient sont plus contraignantes que les lois. La soumission cultivée chez la femme depuis son enfance a plus d'effet que le code civil. Margaret Mead dénonce « le complot culturel derrière les relations humaines ». Ainsi chez les Arapesh de la Nouvelle-Guinée, tous, hommes et femmes, sont doux et féminins. Chez les Mundugumor, tous, hommes et femmes, sont agressifs et masculins. Chez les Tchambuli, les femmes ont un comportement masculin. Elles gagnent la vie du couple et demandent les hommes en mariage. Les hommes font des ouvrages de dames et sont timides comme une fillette de 1830.
   Agressivité, courage, activité, passivité, tendresse que nous sommes habitués à ranger parmi les vertus viriles ou féminines, apparaissent aussi interchangeables que coutumes et costumes. Le conditionnement social a le pas sur l'hérédité, la race, le sexe, l'alimentation et même le climat.
   Que nous considérions la biologie ou l'anthropologie, nous devrons avouer qu'hommes et femmes sont plus riches que nous n'osions les rêver. Les enfants donneront toujours raison et tort à tous les éducateurs.
   Ainsi au cours de cette époque de transition qui est la nôtre, la femme oscille. En elle sommeillent les deux tendances. Elle peut donner le coup de pouce qui favorisera le masculin ou le féminin. Le drame n'est pas d'être trop homme ou trop femme. Le drame est dans l'embarras du choix.
   Choisir, c'est tuer tout ce qu'on n'a pas choisi. Que tuer ? Que porter à la vie ? Psychologiquement la femme se sent infiniment plastique. Elle est ouverte à tous les possibles. Seulement elle ignore ce qu'on exige d'elle. Elle est en équilibre instable entre deux idéologies. Elle commence à se soupçonner différente de sa mythologie et cependant elle n'ose pas encore s'éloigner du modèle féminin tracé par l'homme. Souvent celles qui réussissent leur vie sont celles qui paraissent par rapport aux normes conservatrices le moins féminines.
   Nous sommes ici au cœur du paradoxe. Chaque jour nous le déchiffrons dans les névroses des femmes qui doivent adapter leur psyché aux normes culturelles de la société à sens unique imposée par les hommes, élaborée par l'Europe occidentale depuis la Renaissance. On leur demande au bureau, à l'université, de participer à la pensée matérialiste, à la rigueur mathématique, aux techniques d'airain développées le long d'une ligne d'évolution purement masculine. Mais au foyer, le soir, on les veut passives et intuitives, comme si elles n'avaient pas accompli les mêmes huit heures (ou plus) de travail sans imagination.
   Il me paraît insuffisant d'étudier la psychologie de la féminité dans une perspective individuelle. Les données culturelles elles-mêmes sont inscrites dans les mœurs et les traditions. Le problème se pose ici jusqu'à un certain point dans les mêmes termes que le problème racial. On pourrait, je crois, caractériser notre époque par cette formule : la claustrophobie de la chair. On la décèle chez l'enfant, chez les hommes de couleur autant que chez la femme.
   L'individu a pris conscience de ses barrières biologiques. Il refuse une discrimination basée sur l'anatomie, l'hérédité ou la physiologie. Il n'admet plus qu'une hiérarchie de mérite.
   De toute façon l'évolution qui se dessine est lente. Il faut tâcher de voir ce mouvement dans la durée. Nous sommes aujourd'hui au stade de la révolte. Mais quand le temps du ressentiment sera échu, peut-on espérer le temps de l'acceptation ?
   Le psychologue essaie de dépasser l'anatomie et la couleur de la peau pour adapter l'individu à sa fonction dans le groupe.
   Au premier abord c'est Adler avec son intégration du social et sa recherche du style de vie par rapport à un groupe donné, qui serre le plus près les besoins psychiques de la femme moderne.
   Mais nous aboutissons là à une solution purement existentielle, qui néglige à dessein la dynamique de la féminité. Sans doute par définition le psychologue ignore-t-il l'essence. Existe-t-il une métaphysique du masculin et du féminin ? Il ne nous appartient pas d'en discuter. Si toutefois nous voulons trouver une définition de la féminité qui tienne compte des motivations les plus profondes, nous devons nous pencher sur les mythes qui ont nourri pendant des millénaires notre inconscient collectif.

   Encore faudra-t-il, pour ne pas tomber dans l'anarchie et le scepticisme de l'école culturaliste américaine, que nous nous limitions à un lieu et à une civilisation donnés. Ce qui est vrai pour les Mundugumors ne le sera pas pour les Hindous des Himalayas. Quelles sont par exemple les traditions de la féminité pour une Européenne catholique ?
   Peut-être Jung approche-t-il davantage ici de la réalité intérieure. Ses archétypes représentent une tendance permanente de l'imagination affective. On connaît sa conception de l'animus et de l'anima.
   L'animus
est la masculinité inconsciente de la femme. Ce psychisme autonome crée une mentalité agressive et empêche souvent l'évolution de la femme dans sa voie naturelle. Pourtant, c'est le lien qui unit la femme au monde de l'esprit. Sans sa composante masculine, pense Jung, elle ne serait qu'une femelle inerte. L'animus la pousse à devenir consciente. Jung voit dans l'animus l'un des grands problèmes de la femme moderne.
   Au cours d'un traitement analytique réussi, l'animus se transforme. Son aspect inquiétant et destructeur se mue en élément positif et créateur. Il devient le guide intérieur. En amour l'animus est projeté sur l'homme élu. Jung admet toutefois que l'imago du père ou du frère peut contribuer à renforcer l'apport de l'inconscient collectif.
   L'anima
est au pôle opposé de la masculinité consciente de l'homme : c'est sa féminité inconsciente. Elle incarne l'émotivité de l'homme. L'équilibre du psychisme entier dépend de la répartition harmonieuse des éléments masculins et féminins. Au stade inconscient l'anima crée des caprices qui s'opposent aux intentions conscientes. Mais elle est aussi la muse du poète, l'inspiratrice de l'artiste. C'est l'élément irrationnel qui permet à l'homme d'évoluer. L'anima doit devenir consciente et s'intégrer au cours d'une analyse réussie. L'homme la projette sur la femme aimée.
   A la limite cette notion jungienne traduit sur le plan psychique la bisexualité des biologistes et le conflit entre les sexes sur lequel les Freudiens ont mis l'accent.
   Quand la petite fille remarque qu'il lui manque quelque chose que possède son frère, dit Freud, elle se sent victime d'une injustice. Elle est frustrée. Elle est secrètement jalouse. L'épouse qui envie le principe viril ne saura cultiver ni la masculinité de ses fils, ni la féminité de ses filles. Elle mettra des culottes à pont aux garçons. Elle dira à ses filles que les hommes sont égoïstes. Toute la structure familiale sera déviée quand la femme n'est pas totalement femme, quand le mari n'est pas totalement homme.
   Mais beaucoup d'élèves de Freud, et notamment Karen Horney, ont montré qu'à l'envie d'être comme son frère chez la petite fille correspond chez l'homme le désir d'enfanter. Et il est un point en tout cas sur lequel tous les psychanalystes seront d'accord, c'est qu'au cours du traitement, chez les hommes comme chez les femmes, une des dernières difficultés à liquider, est l'intense jalousie — on peut même parler de rivalité — qu'un sexe éprouve vis-à-vis de l'autre.
   Aussi les Freudiens pourraient-ils rétorquer avec raison aux Jungiens que l'animus et l'anima ne sont pas des archétypes proprement dits, mais simplement une hypostase psychologique du désir inconscient chez la petite fille d'être comme son frère et chez le petit garçon de mettre au monde des enfants comme la mère. L'animus et l'anima ne seraient donc en fin de compte que le refus d'accepter la fonction de femme ou d'homme.
   Tout de même Jung n'a rien inventé ici. Les notions d'animus et d'anima traînent dans la Gnose et dans toutes les traditions ésotériques. Jung n'a fait que constater la régulation psychologique, le dynamisme de leurs images pulsionnelles et leur rôle dans la constante du comportement.
   La psychologie des profondeurs doit toujours rester attentive devant le matériel puisé dans les mythes. Les initiations antiques sont des prises de conscience concrètes de certains éléments de l'inconscient collectif.
   Mais si on fouille davantage dans les grimoires de la littérature occulte, on s'aperçoit alors que ce concept de l'âme masculine chez la femme et de l'âme féminine chez l'homme est lui-même une déviation — une inversion pourrait-on dire — d'un mythe alchimique infiniment plus ancien : le mariage de l'esprit et de la matière symbolisé par Ouranos et Gêa (le ciel qui fertilise la terre) par le sauveur qui s'incarne dans la terre noire vierge, par la notion indienne de Pouroucha (le spectateur qui anime) et de Prakriti (la nature), par l'homme et par la femme enfin dans la situation amoureuse.
   On retrouve l'écho de cet héritage culturel dans une étude moderne comme celle du R.P. Ong s. j (1) par exemple, où toute la valeur est mise sur un christianisme sexué. En considérant Marie comme « l'exaltation du principe matériel et passif de l'existence humaine », il rappelle la remarque de Newman : les hérésies qui s'attaquent à Marie doivent vraisemblablement se consommer en affirmant que la matière est mauvaise.
   Les symbolismes de Dante et de Béatrice, écrit le P. Ong (p. 156) « ne doivent pas obscurcir les conceptions encore valables liées aux vieux cultes de la terre et se retrouvant dans l’Écriture elle-même : c'est la conception qui voit dans la femme le contraire de l'abstrait, le symbole du corps plutôt que celui de l'esprit ; la nature humaine (c'est-à-dire nous tous et pas seulement la femme) sous son aspect matériel et passif... capable de toutes les adaptations — comme la matière elle-même... — et pourtant quand elle s'adapte c'est de cette façon aimable qui lui est propre et avec une telle souplesse qu'elle devient par là celle qui oppose la résistance la plus efficace à tout changement dans ce milieu même où elle vit. Bien des hommes ont entrepris d'imposer leur autorité à une femme et avec succès ; mais ils n'en ont jamais fait ce qu'ils se proposaient d'en faire et ne s'en sont jamais tirés sans avoir eux-mêmes à changer... »
   Toutefois quand le P. Ong observe que (p. 155) « Les relations entre la femme et le monde de l'idéal existent surtout en fonction d'une mentalité d'homme. C'est Dante et non Béatrice qui a écrit le poème », on comprend brusquement comment est née l'inversion âme-masculine-dans-un-corps-féminin et âme-féminine-dans-un-corps-masculin.
   En tant que catholique je ne vois aucun inconvénient au fait que la féminité soit engagée dans la matière, puisque la matière est bonne, puisque la matière a été exaltée par l'Incarnation. Pour une Freudienne, il est naturel d'accepter la notion de la femme-matière passive infiniment plastique et de l'homme informant et spiritualisant la matière. C'est là une situation d'amour, la situation essentielle du couple.
   Mais si j'étends cette érotisation aux rapports sociaux, si je l'étends au plan des symboles, force m'est de conclure que c'est Béatrice le fécondateur et Dante le fécondé et donc le féminin. La clinique ne fera que confirmer cette observation. Le métier de poète et d'artiste est par essence un métier de mère qui porte un enfant. Le fécondateur, l'homme est celui qui l'inspire d'un mot, d'un geste, d'une attitude. Le « Je prends mon bien où je le trouve » de Molière est un mot de femme qui attend le choc du monde extérieur pour être elle-même. Il y a de la féminité chez Racine, chez Musset, même chez Goethe, même chez Shakespeare. Et que d'homosexuels, depuis Verlaine à Gide dans les milieux littéraires.
   C'est là où on a l'impression que l'homme, aussi jaloux de la capacité d'enfanter de la femme que la femme l'est de sa puissance virile, a quelque peu triché avec sa propre logique.
   Au lieu d'admettre que sa faculté créatrice dans le domaine culturel fût une surcompensation à son envie d'enfanter, et se manifestât par là comme un trait féminin, il renversa la notion alchimique première calquée sur une situation amoureuse et aboutit à la doctrine jungienne de l'animus-anima. Quand la femme crée, elle est homme. Tout ce qui est bien est masculin.
   De même la théorie de la bisexualité a servi à Freud pour escamoter avec galanterie le mépris où il tenait la féminité.
   « Chaque fois, écrit-il, qu'une comparaison fut faite qui semblait défavorable à leur sexe, les dames pouvaient exprimer le soupçon que nous, analystes, hommes, n'avions pu dépasser certains préjugés profondément enracinés contre le féminin et que notre observation souffrait d'un manque d'objectivité. D'autre part en nous basant sur la théorie de la bisexualité il nous était facile d'éviter l'impolitesse. Nous n'avions qu'à dire : « ceci ne s'applique pas à vous. Vous êtes une exception. Dans ce cas vous êtes plus masculine que féminine. » (2)
   Ne reconnaissez-vous pas dans ce courtois : « Vous êtes une exception », le traditionnel « Vous ne ressemblez pas à un Juif » de l'antisémite ?
   Ainsi, que nous cherchions aux sources mythiques, dans la psychologie freudienne ou dans la théorie jungienne de l'animus-anima qui paraît plus spiritualiste, mais qui ne l'est guère, nous trouverons toujours la même définition de la féminité dans la situation sexuelle du couple : passivité, plasticité de la matière en attente de celui qui l'informera, la fécondera, la spiritualisera, don de sa matière dans la maternité, destruction d'elle-même, amour total.
   La femme est bâtie pour être oblation offerte aux autres. L'homme tient ses droits de l'amour même de la femme. Mais dans une civilisation purement masculine, l'amour se trouve dévalorisé comme une faiblesse. Le couple est à la base de toutes les nobles réalisations culturelles : les rapports mystiques avec Dieu, les chefs d'œuvres de l'art et, dans une certaine mesure l'équipe scientifique elle-même. Chaque fois qu'il y a création, il y a symbolisme de l'enfantement et il y a couple. Il faut bien que dans le couple quelqu'un se sacrifie pour nourrir de sa propre chair l'enfant qui naîtra. L'honneur de souffrir semble dévolu à la femme. Elle n'est totalement elle-même que dans ce rapport affectif.
   On voit maintenant le conflit qui s'est installé entre l'archétype de la féminité (au moins dans l'Occident catholique) et le monde d'hommes actuels, où les tendances psychologiques de dépasser le biologique en faveur du social exigent que les rapports humains perdent leur érotisation.
   On peut concevoir évidemment un modus vivendi où la femme serait très féminine avec l'être aimé et asexuée ou même masculine dans sa vie professionnelle. C'est l'idéal auquel tendent les meilleures de nos contemporaines, et que très peu arrivent à atteindre. C'est une vue théorique difficile à adapter à la réalité quotidienne.
   D'abord la clinique psychanalytique nous a enseigné que le rapport affectif est le rapport par excellence envers l'autre. La conduite est une expression globale de la personne. Il est malaisé de la scinder brutalement.
   Mais surtout la femme est plus orientée vers l'autre que l'homme. Même en notre siècle de fourmis travailleuses, d'ambitions et de carrières brillamment réussies, l'amour reste pour la femme la grande affaire de sa vie. Le mot de Madame de Staël est aussi vrai aujourd'hui qu'au siècle dernier : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Et encore Madame de Staël passait pour masculine. Je connais beaucoup de jeunes femmes aux métiers triomphants dont on imagine qu'elles sont les reines de Paris et qui ont pleuré sur mon épaule un chagrin d'amour. Je connais beaucoup moins d'hommes dans cette situation.
   D'autre part la femme ne peut vivre totalement son archétype de la féminité dans la société uniquement masculine de nos jours. A moins d'être une sainte, elle mourrait dans cette dure compétition. Le monde actuel n'est pas prêt encore pour des conduites oblatives. Le problème ici dépasse la psychologie de la féminité. Bien sûr, la douleur ne saurait être un but. Mais elle est parfois le plus court chemin à la Joie de la création. Encore faut-il que le dialogue soit possible.
   Je pourrais dire ici ce que j'ai écrit jadis de Gandhi. Tout le dynamisme de la doctrine de la non-violence vient de ce qu'elle réussit à liquider totalement le sentiment de culpabilité chez le non-violent, tandis qu'elle actualise simultanément dans la même proportion la culpabilité chez l'adversaire. Cette mauvaise conscience de l'autre le rend plus vulnérable. Dans la mesure toutefois où le non-violent agit par amour, non seulement il a porté la culpabilité de l'autre à sa conscience, mais il la lui a fait accepter. Car au moment où elle se découvre, elle se sent déjà pardonnée par le non-violent. Dans ce dialogue il y a donc un triple mouvement dialectique de réactions contraires. Le non-violent s'exalte. Le violent s'attendrit. Et le non-violent l'élève avec lui. Mais s'il veut réussir, le non-violent doit trouver une résonance à son sacrifice dans la collectivité.
   Ainsi la femme ne peut se réaliser que dans une société qui reflètera l'image du couple et où la psychologie féminine sera représentée au même degré que la psychologie masculine. Il ne s'agit ni de patriarcat ni de matriarcat, mais d'une société fondée sur le couple, d'une société féconde et créatrice. Peut-être sera-ce la société de demain ? Peut-être qu'au sommet de la puissance virile germera et jaillira le principe féminin ?
   Peut-on s'évader des normes biologiques, culturelles et archétypiques à la fois ? Pouvons-nous diriger notre liberté ?
   Dans ce cas le choix se présentera entre l'uniformisation et la complémentarité. L'uniformisation est une impasse où le phylum humain s'évanouirait. Si nous voulons dépasser les limitations biologiques et culturelles dans une unification finale vers l'ultra-humain, il nous faut insister au contraire sur une surconcentration individuelle. Dans le couple, plus deux êtres s'aiment et plus ils développent leurs qualités de personne pour plaire à l'autre. On ne saurait donc imaginer pour l'humanité future qu'une intégration de complémentarités en ce que le R.P. Teilhard de Chardin a nommé une dyade affective.
   Allons-nous au milieu des lois de tungstène et d'airain et de logique à dimension unique trouver une place pour l'intuitif, l'irrationnel et l'amoureux ? Allons-nous vraiment spiritualiser le cœur de la matière dans la société unitive de demain ?
   Ou bien uniformiserons-nous hommes et femmes dans une termitière sans dépassement ?
   On peut également concevoir des complémentarités différentes et qui varient avec chaque cas d'espèce.
   Enfin, si nous nous adressons aux traditions archétypiques la notion de la femme matière passive et de l'homme informant, fécondant, spiritualisant, ou bien encore la doctrine de l'animus-anima ne sont pas les seuls mythes. La situation classique Dante-Béatrice a exercé un pouvoir non moins important sur l'imagination affective. Ici (contrairement au retournement quelque peu paradoxal que j'ai esquissé plus haut en partant de la position conservatrice du P. Ong) Dante est bien l'homme, le créateur, et Béatrice la femme, l'inspiratrice, l'idéal intouchable et possède les qualités essentiellement féminines de dévouement, d'abnégation. Ce mythe a, lui aussi, sa base culturelle et même, comme je l'ai montré ailleurs, sa base biologique.
   Le monde animal nous enseigne que le mâle entre en rut seulement après avoir perçu l'odeur de la femelle. Ce fait semble admis aujourd'hui par la plupart des zoologues. C'est sur lui que je base mon hypothèse.
   Ainsi par rapport à l'activité mâle, la sexualité de la femelle joue le rôle inducteur. Aux chasses mensuelles, semestrielles, ou annuelles, semble correspondre quelque rythme cosmique. Mais c'est la femme qui l'incarne et le transmet la première. Le rut du mâle est une réponse à une stimulation. Réponse quelquefois agressive, et nous savons que, de part et d'autre, elle implique le sacrifice. Pour enfanter, les deux partenaires doivent risquer la mort. Le même danger se présente sur le plan de l'action et sur le plan des idées. Toute œuvre, toute création sont des enfants faits avec la substance de l'homme ET de la femme. Il ne s'agit pas d'image de rhétorique. C'est toute la sublimation qui est en jeu. A la limite cette loi s'applique même au monde surnaturel. Chaque fois qu'un mystique s'unit à Dieu il faut que l'homme meure dans l'homme. Mais pour créer la vie éternelle, Dieu aussi se sacrifie et Jésus meurt sur la Croix.
   La femme en contact direct avec les rythmes cosmiques, est avant tout une inspiratrice.
   Les poètes, sans doute à cause de leur caractère androgyne, eurent ici une intuition plus juste que les psychologues. Dante et Goethe ont saisi « l'éternel féminin ». Béatrice représente cette sublimation du rôle inducteur joué par la femme dans la sexualité. Les Muses aussi sont femmes. Il serait vain de nier leur pouvoir civilisateur dans la croissance de l'humanité. Si Freud a pu écrire que les femmes sont moins capables de sublimation et de culture, c'est parce qu'il n'a pas médité dans un pays où depuis la ruelle littéraire de la marquise de Rambouillet et des Précieuses qui ont policé notre langue jusqu'au salon de Madame Récamier, les maîtresses de maison ont toujours joué les Diotimes pour nos Socrates et ont su découvrir nos génies. Une nation n'a de rayonnement intellectuel que si elle possède des salons et pour les salons il faut une inspiratrice. La civilisation française est peut-être la seule qui ait uni les normes masculines et les normes féminines, parce que, bien que d'autres peuples aient eu le couple pour cellule initiale, elle est la seule qui ait eu le temps de s'épanouir avant la Renaissance. La préfigure de Marie se trouve déjà dans la Vierge-qui-doit-enfanter, adorée par les Gaulois à Carnutum (Chartres). N'oublions pas que la plus grande époque réflexive et artistique de la France n'est pas le siècle de Louis XIV, comme on l'imagine trop souvent, mais le temps des cathédrales. Dès le serment de Strasbourg, la France avait établi sa constante nationale. Les mères chez nous dégénèrent quelquefois en « genitrix » castratrices et c'est la caricature d'une vertu. S. Louis n'entrait pas dans le lit de son épouse sans la permission de Blanche de Castille. On ne saurait écrire la biographie d'un grand homme français sans parler des femmes qui l'ont inspiré. Même Napoléon n'échappe pas à cette règle. Et il dit à Madame Laetitia : « Vivez longtemps. Après votre mort je n'aurai que des inférieurs ».
   A l'époque particulièrement virile et agressive de la chevalerie une grande dame présidait une cour d'amour et jugeait les procès du cœur. C'est la source de tous les raffinements psychologiques des salons. Laure de Noves ne fut pas l'unique muse du Vaucluse. Enfin n'oublions pas que Jeanne d'Arc n'est pas une figure de matriarcat, mais une vierge très féminine ou, à la rigueur, androgyne comme tous les génies. Peut-être sont-ils des génies précisément à cause de leur intensité passionnelle, de leur riche vie ? Jeanne d'Arc est un exemple pur d'intuition féminine. Elle est inspirée. Elle entend des voix. Elle reconnaît le Dauphin déguisé qu'elle n'a jamais vu. Elle gagne des batailles contre toutes les règles stratégiques établies par des généraux objectifs. L'homme raisonne sur des abstractions. La femme est authentiquement en contact avec la vie directe.
   Après la Renaissance, l'homme gagne sur toute la ligne industrielle qui mène au machinisme. La France continue sa tradition masculine-féminine par vitesse acquise. La cour est encore influencée par les femmes. Même Louis XIV se lève devant une femme de chambre, uniquement parce qu'elle est femme, et demande conseil à Madame de Maintenon. Mais déjà Descartes, par un mécanisme de défense contre l'angoisse, chasse l'irrationnel de la pensée nationale et établit des normes masculines pour trois siècles. La culture française = raison cartésienne + voix de Jeanne d'Arc. Si la femme perd en France elle perd définitivement sa partie, car il n'est pas d'autre culture au monde où elle puisse retrouver sa ligne essentielle et se rattacher à une tradition féminine authentique. L'esprit français né du mariage du masculin et du féminin est par ce dosage androgyne mieux armé pour sauver la personnalité humaine du danger qui la menace aujourd'hui.
   Mais compte tenu des différences de dons personnels et d'époques, sans doute est-il indifférent que Béatrice soit bonne cuisinière (Madame Récamier ne faisait pas les travaux de ménage et on n'attelle pas de pur-sang à une charrue) ou qu'elle soit députée, qu'elle ait des peaux d'âne, qu'elle dirige une banque, qu'elle plaide à la Cour, qu'elle démontre les théorèmes, qu'elle torche les gosses, ou qu'elle ne fasse rien. Sa force authentique est indépendante de ces harmoniques professionnelles ou actuelles. Il s'agit plutôt d'un comportement d'essence qui peut se réaliser au sein de n'importe quel cadre. L'intelligence n'a jamais nui à l'intuition. Si toutefois la femme n'est pas l'intermédiaire entre l'homme et les rythmes du monde elle trahit sa vocation.
J'ai tenté d'analyser tous les aspects psychologiques sous lesquels on a vu la féminité jusqu'ici. Mais il m'est difficile de conclure, car j'ignore dans quelle dialectique nouvelle seront dépassées les contradictions femme-matière, femme-idéal, femme-dans-le-monde-des-hommes.
   Ce qui me paraît certain c'est que le paradoxe actuel des rapports homme-femme n'est pas définitif. Quel sera après ces approches successives ou simultanées le couple idéal de nos petits enfants ? Demain nous le dira.
   Le drame psychologique de la femme d'aujourd'hui est le drame d'une époque de transition.
Maryse Choisy
   (1) R. P. ONG, s. j. La dame et l'enjeu (Psyché, n° 77-78).
   (2) FREUD : The psychology of women, pp. 149-150.

mercredi 9 mars 2016

1954 - Conscience de la féminité



Publié en 1954 aux Éditions Familiales de France, collection de l'Institut des Hautes Études Familiales fondée par Paul Archambault, continuée par Jacques Paliard, dirigée par Jean Viollet.
446 pages.

Recueil d'articles d'une trentaine de collaboratrices, réunis par Jean Viollet.


Table des matières :

AVERTISSEMENT : Féminité adulte, par Nicole Meyer

INTRODUCTION : Au delà du féminisme, par Pauline Le Cormier

PREMIÈRE PARTIE : COMPOSANTES DE LA FÉMINITÉ

I. Féminité et physiologie, par le Dr Béatrice de Franc
II. Féminité et psychologie, par Maryse Choisy
III. Féminité et autonomie du jugement, par Suzanne Nouvion
IV. Féminité et religion, par Suzanne Nouvion
V. Littérature et féminité, par Denise Venaissin
VI. Arts et féminité, par Yvonne Chauffin
VII. La mode et l'âme féminine, par Claude Labeye
VIII. La femme à travers l'histoire, par Marie-Madeleine Martin
IX. Femmes à travers le monde, par Marcelle Leconte

DEUXIÈME PARTIE : QUELQUES SYMPTÔMES DE LA FÉMINITÉ NOUVELLE

A. PROBLÈMES GÉNÉRAUX

I. Indépendance économique de la femme, par Jeanne Picard
II. La femme et le monde du travail, par Clara Candiani
III. Responsabilités civiques et politiques de la femme, par Suzanne Bruhl-Lehmann
IV. La femme devenue chef de famille, par le Dr Jeanne Héon-Canonne

B. PROBLÈMES DES FEMMES SEULES

I. Angoisse de la jeune fille contemporaine, par Jacqueline Daubigny
II. Les non-mariées, par Marcelle Peyré
III. Diminution des vocations religieuses, par Sœur Marie de la Croix
IV. Carrières féminines, par Marie de Taillandier et Andrée Butillard
V. Problèmes de l'adoption pour une femme seule, par Germaine Le Bourgeois

C. PROBLÈMES CONJUGAUX

I. L'épouse, partenaire à égalité, par Jacqueline Martin
II. Conception nouvelle de la maternité, par Paule Fougère
III. Désaffection des tâches ménagères, par Janick Arbois
IV. Esprit nouveau de la tâche éducative, par Anne Jacques
V. La femme sans enfant, par Renée Mauger-Kauffmann
VI. Problèmes de l'adoption pour des époux, par Germaine Le Bourgeois

TROISIÈME PARTIE : STYLES DE VIE
(PROFILS PSYCHO-SOCIAUX)

I. Femme ouvrière... Femme d'ouvrier, par Marcelle Leconte
II. La femme de marin, par Marcelle Leconte
III. La femme rurale, par Marguerite Lambert
IV. La femme des milieux indépendants, par Anne Prillot
V. L'intellectuelle, par Régine Pernoud
VI. La femme malade, par Yvonne Chauffin
VII. Simone Weil, femme autonome, par Marie-Madeleine d'Hendecourt

CONCLUSION


Texte de l'Avertissement : Féminité Adulte, par Nicole Meyer :

La femme contemporaine est prête à penser sa condition. Consciente de ses droits, de ses devoirs, de son rôle et de sa dignité, elle n'entend plus se situer uniquement en fonction de l'homme. Elle est capable de se définir elle-même du point de vue de sa féminité. Or celle-ci a ses qualités propres, ses besoins, ses goûts et ses responsabilités. Si donc la femme moderne sait se maîtriser, se cultiver, s'épanouir, elle parviendra à se forger une personnalité autonome, qui ne sera plus le reflet ou la réplique de la personnalité masculine. Cependant la femme actuelle se garde de vouloir rééditer l'erreur du féminisme. Elle ne réclame pas d'être assimilée à l'homme et confondue avec lui. Si elle désire être son égale, ce n'est ni pour l'imiter ni pour le supplanter. Elle se sait différente de lui et complémentaire. En conséquence, elle ne recherche pas une impossible et ridicule identité avec lui. Ce qu'elle veut, c'est être réellement personne féminine, consciente, libre et responsable. Elle souhaite se réaliser, se développer et s'achever dans sa propre ligne. Et pour cela elle entend se donner un style de vie qui réponde à ses aptitudes comme à ses aspirations.
En croyant cela, n'est-elle pas dans l'illusion ? C'est ce que continuent à dire ceux qui voudraient la maintenir en tutelle. Pourtant il convient de ne pas se leurrer. Il ne suffit pas d'écrire des livres sur les capacités el les revendications de la femme. Il faut faire plus, il faut agir. Il appartient aux femmes d'aujourd'hui de prouver qu'elles sont capables de créer, d'inventer des valeurs humaines dans tous les domaines : valeurs culturelles, sociales, morales, religieuses. De fait, la femme accède de nos jours à la majorité politique, à l'indépendance économique, à l'autonomie professionnelle, à la bilatéralité matrimoniale, à l'action civique et religieuse nettement raisonnée, au savoir et à la réflexion personnels. Ces diverses promotions ne vont pas sans difficulté, sans risques et sans problèmes. Mais la femme est la première à s'en rendre compte. Pour la première fois dans l'évolution sociale et historique, elle aperçoit l'ampleur des tâches qui l'attendent et la nécessité d'y faire face en connaissance de cause.
Le danger le plus redoutable serait que cette montée vers l'âge adulte de la femme se fît en dehors de l'esprit chrétien. C'est pourquoi les femmes qui croient à l'efficacité des valeurs chrétiennes doivent se rendre présentes au mouvement contemporain qui vise à instituer un nouveau « patron » de féminité. Il serait grave qu'elles perdissent l'occasion de spiritualiser ce mouvement. Elles ont la possibilité aujourd'hui de modifier dans un sens meilleur la condition féminine. A elles de ne point la laisser échapper.
Premier livre rédigé par des femmes sur la féminité consciente et autonome dans le cadre de la société contemporaine, Conscience de la Féminité voudrait contribuer à cette tâche. Le choix de nos collaboratrices, la diversité de leurs talents, la variété de leurs procédés d'investigation et jusqu'à cette manière sinueuse, hésitante, brisée, qui retient la plume de quelques-unes d'entre elles, diront assez que la conscience féminine de soi n'a rien d'une démarche uniforme. Raison de plus pour entrer généreusement dans toutes ces attitudes, dans ces scrupules et parfois dans cette brume. La femme n'est rien sans la nuance ; elle n'advient à la conscience et à la maîtrise de soi que par ces détours, ces perpétuels recommencements d'analyses, cette volonté d'assumer le détail et de le sauver comme détail. Je devine que nos lecteurs hommes trouveront ici une logique différente de la leur. Mais leur tort serait de croire que la logique masculine se confond avec LA Logique. En vérité, l'esprit de géométrie a besoin de l'esprit de finesse. Si l'homme apporte surtout le premier, nous pourrions apporter surtout le second. Ou plutôt, hommes et femmes ensemble, si nous savons unir nos efforts, nous pourrons susciter un nouveau genre de culture : celui où la rigeur ne nuirait plus au délié de la pensée, ni le sentiment au jugement. Le rêve de Maryse Choisy serait alors réalisé : un nouveau rapport homme-femme aurait engendré un nouveau type d'humanité.



Extrait de l'Introduction : Au delà du féminisme, par Pauline Le Cormier : 

Les révolutions les plus importantes ne sont pas toujours présentées comme telles par les contemporains. Celle que, sous le nom de promotion féminine, les cent dernières années ont vu s'accomplir, à un rythme timide et lent d'abord, précipité ensuite, semble justifier pleinement cette remarque. Nous sommes maintenant, dans l'ensemble et à quelques réticences près, aussi habitués à voir une femme dans une chaire de Faculté ou aux commandes d'un avion qu'à recevoir chez nous, sans quitter nos pantoufles, les voix et les images du monde. Pas plus que nous n'éprouvons le besoin, chaque fois que nous tournons un commutateur électrique ou décrochons notre téléphone, d'évoquer le temps des lampes Carcel ou celui des lents courriers, nous n'avons l'idée de mesurer en toute occasion le chemin parcouru depuis un siècle par la condition féminine.
Ceux que des positions d'ordre personnel ou doctrinal avaient conduits à considérer tout d'abord cette évolution avec perplexité, ceux même qui persistent à y voir un fait social regrettable et peut-être dangereux, se sont lassés de s'inquiéter ou de s'indigner. Ou peut-être n'osent-ils plus le faire, sauf en de brefs sursauts. Qui aujourd'hui voudrait rééditer les lourdes et grasses plaisanteries dont le Journal Officiel d'entre les deux guerres a gardé l'écho, tels jours où il fut question, au Parlement, d'admettre les femmes à la profession d'huissier ou à la dignité d'électrices ?
Les nouvelles « promues », elles-mêmes, se sont si bien habituées aux nouveaux modes de vie féminins qu'elles semblent parfois avoir totalement oublié qu'un passé récent en connut d'autres. Il arrive que ce point d'histoire leur paraisse tout à fait étranger. Certes, la mode n'est plus en aucun domaine de se réclamer des grands ancêtres. Jamais jeunesse plus que celle d'aujourd'hui ne fut persuadée que le monde commença avec elle. J'ai sous les yeux une photographie prise le jour (c'était en 1951) où les avocates célébraient au Palais de Justice de Paris le cinquantenaire de leur corporation. Hasard ou réalité symbolique ? On y cherche les jeunes visages à côté des femmes mûres venues là évoquer les temps héroïques du début quand la présence d'une femme en longue robe et rabat dans le temple de la justice y faisait encore sensation. Tout de même, ces diplômes et ces concours dont aucune bourgeoise ne voudrait, aujourd'hui que la mode s'en est généralisée, se passer sons nécessité absolue, ces professions qu'elles exercent toutes maintenant et que, même mariées, elles conservent très souvent parce qu'elles y trouvent, avec un appoint budgétaire toujours appréciable, sinon indispensable, un élément d'intérêt dont elles ont pris l'habitude et la démonstration flatteuse de leur valeur sociale, il y eut des pionnières pour en forcer les portes et s'engager les premières dans des voies maintenant frayées, mais alors encombrées de difficultés de tout ordre [...]


Quelques extraits de critiques :

Plus de vingt-cinq collaboratrices ont écrit ce volume. La première partie (Composantes de la féminité) est, par définition, la plus générale. C'est peut-être aussi la plus inégale: ce qui surprend un lecteur masculin, c'est le goût de certaines rédactrices pour les abstractions (même colorées ou coloriées de théories à la mode) et l'absence fréquente d'auto-critique ou d'humour. Sauf quelques charmantes exceptions, que ces dames sont sérieuses ! Mais n'insistons pas, nous serions discourtois. J'ai trouvé le ton meilleur dans la deuxième partie (quelques symptômes de la féminité nouvelle) où sont considérés les problèmes économiques, civiques, etc..., puis les problèmes de la femme seule et ceux de l'épouse et de la mère. [...]
Revue des Sciences Religieuses

Un recueil intitulé Conscience de la féminité contient une trentaine d'articles de longueur et de valeur inégales qui envisagent les composantes de la féminité et les divers aspects (familiaux, sociaux, économiques) de son état nouveau. Quelques-uns sont d'excellente facture (J. Daubigny, J. Héon-Canonne, Cl. Labeye), mais plusieurs autres ne dépassent pas le niveau d'un médiocre journalisme. Pour le plus grand nombre, il s'agit de témoignages qui reflètent la cruelle incertitude des femmes elles-mêmes à l'égard de leur condition. Ces aspirations assez confuses et souvent contradictoires témoignent malheureusement du désarroi plus qu'elles n'en préparent la solution.
Revue des sciences philosophiques et théologiques

Rien de moins rébarbatif, de moins sentimentalement mièvre que la lecture de ces études écrites avec esprit, avec un sérieux souci d'information.
Revue de théologie et de philosophie

Parmi les dernières publications sur les problèmes féminins, il faut certes retenir l'ouvrage édité par l'Institut des Hautes Études Familiales, « Conscience de la Féminité » qui, réalisé par une équipe féminine très largement ouverte, est en fait l'expression d'une élite intellectuelle et spirituelle. Ceci n'enlève rien à la valeur des témoignages mais en limite forcément la portée à toutes celles qui ont pu ou peuvent du fait de leurs conditions économiques et sociales, approfondir à loisir et saisir avec acuité la « conscience de leur féminité ». Cette copieuse étude s'est proposée comme but de « faire le point de l'évolution féminine : essayer de déterminer dans quelle mesure la femme contemporaine a intégré cette évolution, dégager les conditions souhaitables pour acheminer cette évolution vers un terme lui-même à définir ». On retiendra surtout les conclusions où la promotion féminine est définie dans son acception la plus valable et dans son exigence fondamentale comme un aspect de la promotion humaine. On peut féliciter les auteurs d'avoir tracé les devoirs réels d'un féminisme bien compris et d'avoir émis des principes excellents. Mais on peut toutefois leur reprocher de fonder un peu trop exclusivement tous les espoirs sur la « femme des milieux indépendants » pour créer un nouveau type de civilisation et de ne pas tenir assez compte de toute une catégorie économique — du monde du travail — à peine sociale et entrevue dans cette étude et pour qui la libération n'est pas suffisamment pensée et définie en termes économiques. Et pour toutes ces femmes, il importe de ne pas se contenter d'un bilan philosophique ou historique mais de rechercher les espérances futures.
Documents économie et humanisme

lundi 29 février 2016

Maryse Choisy, le Waffen SS et les chats

Les témoignages sur Maryse Choisy, quelle qu'ait été sa notoriété, sont rares.
Aussi est-il précieux d'en découvrir un nouveau, surtout quand il est porteur d'informations que nous n'avions pas.
Cette fois-ci, nous apprenons que Maryse Choisy, au début des années 50, eut pour secrétaire un ex-Waffen SS de la division Charlemagne... Ce qui nous intéresse particulièrement car il y a peut-être là une piste qui nous aiderait à mieux saisir la position de Maryse Choisy durant la Seconde Guerre Mondiale.
Dans ses mémoires, Maryse Choisy évoque très peu la période de la guerre (c'est un peu normal puisque la période qu'ils couvrent s'arrête en 1939 ; et nous regrettons d'autant plus que ne soit jamais paru le troisième tome), si ce n'est pour sous-entendre, une ou deux fois, qu'elle fut du côté de la résistance. Le passage le plus dense à ce sujet est celui-ci, p.238 :


Les procès de la Libération battaient leur plein. Fidèle aux préceptes de ma tante, j'étais restée aimable pour tout ceux qui avaient dîné chez moi au cours de ma vie. Depuis cinq ans je faisais porter régulièrement quelques victuailles à des amis emprisonnés à Fresnes. Depuis un an ce n'étaient plus les mêmes noms. Les envois hebdomadaires continuaient. Les amis avaient changé. Pour moi l'amitié est sacrée. Elle demeure au-dessus des idéologies et des opinions politiques. De 1940 à 1944 ceux qui recevaient les colis avaient été arrêtés par la Gestapo. De 1944 à 1946 les destinataires de friandises avaient été placés à Fresnes par des Fifis.


On voit cependant Maryse Choisy, durant les années 1941 et 1942, écrire dans la presse collaborationniste, notamment Le Matin et L'Œuvre, ouvertement antisémites et pro-nazis. En octobre 1942, elle participe à une exposition du Centre Français de Culture, présidé par Marcel Déat qui en fit l'une des organisations de son R.N.P. (Rassemblement National Populaire), parti aligné sur le modèle nazi, avec milices (Déat était aussi le directeur de L'Œuvre, qui était alors l'organe d'expression du R.N.P.).
Jean Galtier-Boissière, ancien du Canard enchaîné et fondateur du Crapouillot, nous en apprend plus dans Mon Journal sous l'occupation (La Jeune Parque, 1944, p. 129), à la date du 17 mai 1942 :


Maryse Choisy, l'auteur de Un mois chez les filles, écrit dans Le Pays Libre, journal d'un certain Clémenti, fasciste français à chemise de je ne sais quelle couleur :
« L'histoire s'étonnera un jour qu'un tel régime (La République) ait pu traîner si longtemps son agonie, inscrite dans sa naissance même ». Heureusement « voilà que surgit brusquement un homme de chez nous, net comme une roche du Latium, sonnant pur, avec les poumons pleins d'oxygène neuf, l’œil loyal, un grand diable d'aryen et qui s'appelait Clémenti. »
Et dire qu'Hitler a débuté de la même façon !
A la Hofbrau de Munich, en 1920, on le faisait monter sur une table pour déclamer, histoire de rire un brin, en buvant des chopes. Un Ferdinand Lop qui a réussi.


Pierre Clémenti (à ne pas confondre avec le génial acteur, pas encore né) est le fondateur du Parti Français National Collectiviste, groupuscule collaborationniste et d'un antisémitisme des plus violents, ainsi que du journal Le Pays Libre, organe du parti dans lequel on peut lire des appels à l'extermination des Juifs. Il siège au comité central de la L.V.F. (Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme) et part combattre, sous l'uniforme allemand, en Russie. Condamné à mort par contumace puis amnistié, on le retrouve plus tard à la direction de Nouvel Ordre Européen, d'inspiration nazie, puis comme l'un des fondateurs d'Ordre Nouveau...
Tel est l'homme que célèbre Maryse Choisy en 1942...




Mais revenons à son secrétaire du début des années 50. 
Il s'agit de Christian de La Mazière (1922-2006), un homme au parcours étonnant.
Membre de l'armée d'armistice de 1940 à 1942, il collabore à partir de cette date au Pays Libre de Pierre Clémenti (serait-ce au sein de ce journal que Maryse Choisy et lui se sont rencontrés ?). En 1944, il s'engage dans la division Charlemagne de la Waffen-SS et part combattre, par anticommunisme, sur le front de l'est. Capturé par les Polonais en Poméranie, il sauve sa peau grâce à sa connaissance de la langue polonaise. Il est ainsi l'un des rares rescapés de la division Charlemagne. Condamné en 1946 à cinq ans de prison et à dix ans d'indignité nationale, il commence à purger sa peine à Clairvaux mais, deux ans plus tard, il est gracié par Vincent Auriol. Il entame alors une renaissance dans le journalisme. Nous pouvons dater son travail pour Maryse Choisy de 1952, l'année même où il crée une agence de relations publiques qui va l'amener à fréquenter de nombreuses stars du cinéma et du show-business, devenant l'ami de Jean Gabin, Michel Audiard, René Clair, Pierre Brasseur, etc. Durant les années 60, il est le compagnon de Juliette Gréco, puis de Dalida, durant trois ans, et même, dit-on, de Brigitte Bardot. Dans cette vidéo, on le voit aux côtés de Dalida qui se fait piéger par la caméra invisible.






Ainsi vit-il durant une quinzaine d'années une vie bien parisienne, paraissant avoir oublié son passé trouble quand, en 1969, il témoigne dans le documentaire de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, consacré à la France sous l'occupation, documentaire qui sera longtemps interdit de télé.






Le documentaire, bien qu'interdit de télévision, fait sensation et l'apparition de Christian de La Mazière provoque une réaction violente dans la presse. Son passé de SS révélé, sa carrière dans le show-business en est ruinée.
Peu de temps après la sortie du Chagrin et la Pitié, il publie un livre de souvenirs, Le Rêveur casqué (Robert Laffont, 1972), dans lequel il revient sur son engagement auprès des nazis. Le livre est un best-seller (plus de 4 millions de vente dans le monde).
Curieuse anecdote : Christian de La Mazière, qui entretient depuis 1952 une amitié avec Georges Brassens, envoie à ce dernier un exemplaire du Rêveur casqué. Quelques jours plus tard, Brassens lui téléphone pour lui apprendre que la lecture du livre lui a inspiré une chanson : Mourir pour des idées...






Christian de La Mazière continue cependant à faire du journalisme, notamment au Figaro magazine, au Choc du mois qu'il dirigeait et... à Minute. Il fréquente à nouveau les milieux d'extrême-droite, par exemple en écrivant pour la revue La Révolution Européenne, fondée par Jean-Gilles Malliarakis, qui dirige le MNR (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) et Troisième Voie.
Il inspire le roman de Frédéric Vitoux, L'Ami de mon père (Seuil, 2000).
Quelque temps avant son décès, il fait paraître un second livre de mémoires, Le Rêveur blessé, duquel nous tirons ce chapitre consacré à Maryse Choisy (éditions de Fallois, 2003, pp. 46-51) :



UN CHAT DIABOLIQUE

Mon job chez BQ ne m'empêchait pas d'avoir des collaborations parallèles dans d'autres domaines. Je dormais peu, à l'époque, quelques heures me suffisaient pour récupérer. C'est ainsi que j'ai travaillé avec un Américain, un de ces quelques GIs qui, venus avec Patton, à la suite d'Overlord, avaient décidé de rester en France après la guerre. Cet Américain francophile, qui avait pour petite amie un ravissant mannequin de chez Givenchy, voulait faire carrière dans le cinéma. Il espérait y devenir réalisateur et je l'aidais à mettre au point des projets de films. Un regard français était évidemment indispensable pour éviter un tas de fausses routes et d'impasses. Je dis tout de suite que cela n'a rien donné et l'ami américain (comment diable s'appelait-il?) a échoué à se faire une place chez nous, regagnant peu après les États-Unis. En même temps que j'aidais mon Américain, j'assurais un travail d'assistant chez Maryse Choisy, avec un autre type qui avait à peu près mon âge. Nous préparions ses dossiers, rédigions des textes d'après la trame qu'elle nous indiquait.
Maryse Choisy, cela ne vous dit rien ? Au milieu du siècle dernier, c'était la moderne pythie du psychisme, au carrefour de la psychanalyse et de la spiritualité. Elle dirigeait la revue Psyché, donnait des conférences, des consultations, s'intéressait aux religions ésotériques, voyageait beaucoup. Une star. Elle m'avait raconté sa vie, tout à fait étrange. Proche des Surréalistes dont elle fréquentait les gourous, au premier rang desquels Breton évidemment, quand ce mouvement dominait l'actualité, elle était surtout la fondatrice de l'Alliance mondiale des religions. Ce côté spiritualiste explique peut-être pourquoi cette psychanalyste hors norme interrompt brusquement l'analyse qu'elle suit auprès de Freud à Vienne, ne reprenant que plus tard des séances de divan chez Lafforgue, puis chez Charles Odier. On sait que pour exercer tout psychanalyste doit lui-même avoir subi une analyse complète. Elle était loin, dans ce milieu-là, d'être un sujet orthodoxe. Sa fascination pour la vie spirituelle l'a conduite dans les années 20, très jeune encore, à se lancer à elle-même le défi de vivre plusieurs semaines parmi les moines orthodoxes grecs du Mont Athos. Comme ces religieux interdisent leur couvent à toute personne du sexe, vérifiant sévèrement, dit-on, l'identité masculine des candidats retraitants, elle n'hésita pas à se faire couper les seins et poser un pénis artificiel. Elle revendiquait tranquillement cette entreprise extravagante dont elle avait rapporté un reportage sensationnel, qui lui donna une notoriété qui devait beaucoup au scandale de cette tricherie sexuelle. Certains ont mis en doute la véracité de cette histoire, mais il était évident, en tout cas pour tous ceux qui l'approchaient, qu'elle n'avait plus de seins.
Je travaillais chez elle dans une pièce contiguë au cabinet où elle recevait ses patients. Heureusement, mes heures de présence correspondaient rarement aux séances de consultation, car la paroi n'était pas très épaisse et quand l'analysé parlait un peu fort, j'entendais à peu près tout ce qu'il disait. Je m'en plaignis.
D'abord, cela me gênait dans mon travail, ensuite, et peut-être surtout, cela compromettait la confidentialité des consultations. Maryse Choisy eut cette réponse désarmante : « Vous n'avez pas besoin d'écouter ! »
Je n'en avais certainement pas besoin, mais je ne pouvais m'empêcher d'entendre. Je me souviens d'un soir où un jeune chirurgien étendu sur le divan de Maryse débita des propos épouvantables. Ce type me parut vraiment très dérangé. Ses pulsions, ses idées avaient de quoi glacer le sang quand on songeait qu'il était chirurgien, qu'il tenait quotidiennement des gens sous son bistouri. Il était dangereux. 
— C'est vrai, me dit Maryse Choisy quand je lui en parlai, il peut être dangereux. Il le sait et c'est pourquoi il vient me voir. Je vais le guérir.
Alors âgée d'une cinquantaine d'années, elle avait pour mari Maxime Clouzet qui fut, je crois, directeur général de l'Unesco, ce grand bazar culturel multi-national siégeant à Paris depuis sa création en 1949. Elle avait aussi un chat. Le mari était charmant et le chat odieux. Il est pour moi inséparable du souvenir de cette femme hors du commun, et mérite que je m'y attarde un peu. Bien qu'issu d'un milieu de châtelains, donc de chasseurs, où le chien est roi et le chat en général méprisé, voire banni, et même souvent réduit de mon temps à l'état sauvage, j'avoue être pour ma part très ami des chats. J'ai toujours admiré la grâce de ces petits félins, aimé leur compagnie, leur indépendance, leurs personnalités diverses. Cela ne va pas jusqu'à la dévotion comme chez certains écrivains, et je n'en suis pas à leur reconnaître d'extraordinaires qualités intellectuelles, une sagesse socratique ou des dons mystiques, mais j'étais et suis encore, comme les « amoureux fervents et les savants austères » du poète, l'ami du « chat puissant et doux, orgueil de la maison ». Toutefois, ce fut clair dès le début, celui de Maryse Choisy faisait exception. Naturellement, elle adorait ce chat. Ce n'était pas, il faut l'avouer un animal ordinaire. Pour l'apparence, un simple chat de gouttière, à la robe classiquement tigrée, mais un regard diabolique. S'il faut croire aux démons, sûr que l'un d'eux habitait ce chat. Il détestait tout le monde, ce greffier misanthrope, jaloux de son domaine, et vouait, en revanche, un amour exclusif, passionné, à sa maîtresse. Il n'y a que sur sa poitrine, autour de son cou, qu'il s'apaisait, s'épanouissait, connaissait le bonheur. 


Elle prétendait que son chat parlait. Du moins, elle affirmait comprendre son langage, avoir avec lui de vraies conversations. De fait, il ne miaulait pas comme le commun des chats; il avait avec elle des feulements bizarrement modulés. Je ne suis pas homme à avaler semblables balivernes, mais si cela faisait plaisir à Maryse Choisy, je n'avais pas la discourtoisie d'émettre là-dessus le moindre doute.
Le matou diabolique suivait tous mes gestes de son œil fixe et méchant et ne ratait pas une occasion de me manifester son antipathie. Il compulsait régulièrement mes affaires, profitait d'une absence momentanée pour venir souiller le manuscrit sur lequel je travaillais, ou réserver le même sort à mon porte-documents, des attentions de ce genre. Il pissa un jour sur l'imperméable tout neuf que je venais d'acheter. Et puis, il me narguait, juché sur un rayon élevé de la bibliothèque, m'épiant de son regard soupçonneux. Personne, à part sa maîtresse, ne pouvait se saisir de lui. D'une part, c'eût été affronter ses griffes et sa morsure, et d'autre part, il était bien trop méfiant pour se laisser approcher.
Maryse Choisy partant pour un assez long voyage en Inde, pays dont les dieux la fascinaient, s'inquiéta un peu de mes rapports difficiles avec son démoniaque félin. 
— Ne vous inquiétez pas, lui dis-je. Tout ira bien. Je pense qu'il se tiendra tranquille. Nous allons conclure un gentleman agreement. 
Mais, bien entendu, le chat continua à me persécuter. Je me demandais chaque jour quel nouveau méfait il allait inventer. À malin, malin et demi ! Je feignis de l'ignorer plusieurs jours durant afin qu'il s'habitue à ma passivité et que mon manque de réaction endorme sa méfiance, et cette ruse porta ses fruits. Un bel après-midi d'été, la fenêtre étant ouverte, le chat dormait sur un canapé à quelques mètres de moi. Je m'approchai silencieusement et quand je fus à sa portée, d'un geste vif comme l'éclair, je le saisis par la peau du dos et le balançai par la fenêtre. Du deuxième étage, il atterrit dans la rue avec un miaulement sauvage. Je jetai un regard au-dehors et ne vis rien : il avait disparu. Bon débarras ! Vraiment, c'était une bonne chose de faite. Je pus désormais travailler en paix. A Maryse, je raconterais que le chat avait été pris d'un coup de folie, s'ennuyant sans doute de ne plus la voir, qu'il s'était enfui comme ça, sans laisser d'adresse. C'est d'ailleurs la version que je me mis sans tarder à accréditer. 
Quand Maryse Choisy revint, Maxime Clouzet et moi allâmes l'accueillir à sa descente d'avion à Orly. Elle avait grande allure, vêtue à l'Indienne, d'un sari dont le drapé l'enveloppait très élégamment. Je lui fis du ton le plus dégagé mon conte du chat fugueur. Mais, rentrés à l'appartement, malheur! le chat était là, planté au milieu de la pièce, et dès l'apparition de Maryse Choisy, il bondit sur elle, entourant le cou de sa maîtresse de ses pattes, le museau collé à son oreille. Et commença le long feulement modulé dont cette bête avait le secret, une mélopée plaintive. Presque aussitôt, Maryse Choisy me regarda d'un air d'abord indécis, puis consterné : 
— Christian! s'écria-t-elle, pourquoi avez-vous fait une chose pareille ? Le jeter par la fenêtre! Comment avez-vous pu ? 
Je me défendis : 
— Je vous l'ai dit : il s'est enfui, je n'y suis pour rien.
Elle secouait la tête, incrédule :
— Non, non, dit-elle, il ne ment pas. Ce n'est pas bien, Christian, ce que vous avez fait, pas bien du tout! 
La situation était pour moi devenue gênante; un malaise s'était installé à cause de ce chat, reproche vivant, permanent. Dans les jours qui suivirent, je prétextai de nouvelles obligations professionnelles pour prendre congé de Maryse et interrompre la collaboration que je lui apportais. Ce n'était plus possible. Je n'ai pas cessé de la voir pour autant, lui rendant de temps à autre visite, et suis resté jusqu'au bout en amitié avec elle, comme avec son mari. Quand j'ai raconté cette histoire à Louis Nucera, il venait d'écrire un bouquin sur les chats (il en avait plein sa maison), et il me dit qu'il regrettait beaucoup de ne l'avoir pas connue plus tôt, car il aurait aimé la faire figurer dans ses récits. On peut en penser ce qu'on voudra. Pour ma part, je ne suis pas devenu beaucoup plus savant quant aux chats, mais je les considère d'un tout autre œil depuis cette expérience étrange et je suis prêt à entendre sur leur compte beaucoup plus de choses singulières.